Le lit d'Aurelia

Publié le par larouge

Le lit d'Aurelia
de Arnaldo Calveyra (Auteur)









Broché: 148 pages Editeur :
Actes Sud (10 août 1993)


“Quand Amadeo Donadieu partit avec une autre femme, me laissant prête pour la noce, ma sœur Ermelinda m’annonça la nouvelle un matin très tôt avant que je me lève. Je suis restée clouée au lit – jusqu’au soir pensais-je – par une forte douleur dans les jambes, puis tout le jour suivant, espérant trouver un soulagement à ma peine. Et ainsi de suite/ trente-six ans au lit (si mes comptes sont exacts), entre deux morts comme un plongeur entre deux eaux.” Ainsi s’exprime Aurelia dans l’épitaphe (elle en a la manie) qu’elle dicte à l’une de ses sœurs avant de mourir.
On a aura compris que le récit d’Arnaldo Calveyra – Le Lit d’Aurelia – est en vérité une fable. Mais qu’elle fable que le poète argentin a composée avec cette sorte de lyrisme subtil qui ancre le rêve dans la réalité (à moins que ce ne soit l’inverse) ! Ce récit de la déréliction et du refus – car c’est sa vieillesse qu’en se mettant qu lit la jeune Aurelia a décidé d’attendre – se déploie en effet tel un paysage dont l’immobilité est transformée par la quotidienne alternance du clair et de l’obscur. De telle sorte que la si lente mort d’Aurelia demeure, la dernière page tournée, comme un chant de vie et de passion.
HUBERT NYSSEN

extrait:
Arnaldo CALVEYRA
 Le lit d'Aurélia

Cela faisait un moment déjà que dans le village — un bourg poussiéreux de quelque mille âmes — le bruit courait d’une femme encore jeune qui avait pris le lit sans présenter le moindre signe de maladie. Tout avait commencé, semblait-il, un matin où, sans crier gare, elle avait décidé de ne pas se lever. Quand la nouvelle passa de bouche en bouche, les gens du village, pourtant enclins d’habitude à l’étonnement, pensèrent d’abord qu’Aurelia Campodónico — car tel était le nom de cette femme — soignait tout simplement une maladie exigeant que l’on gardât le lit. Et ce manque d’étonnement — il est vrai que son cas était sans précédent — finit par devenir un symptôme de plus — et non le moins mystérieux — de sa maladie.
Il ne manqua point cependant, et dès le début, de personnes bien intentionnées pour soutenir qu’Aurelia n’était qu’une intrigante voulant faire parler d’elle à tout prix. Et qu’un beau jour elle se relèverait aussi soudainement qu’elle s’était couchée. Et qu’elle aurait aussi bien pu crier à une apparition de la Vierge Marie, patronne du village, dans la cour de sa maison.
Le docteur Ramirez, médecin de l’endroit, n’arrivait pas à lui trouver, malgré ses nombreuses visites — religieusement payées — quoi que ce fût d’inquiétant et ses pressantes objurgations pour que sa patiente se relevât restaient sans effet. Mais à mesure que passaient les jours et devant l’acharnement de cette femme à ne pas quitter le lit, on en vint peu à peu à se dire que s’il y avait bien maladie, ce devait être la plus redoutable de toutes, la maladie d’amour.
Oui, il fallait se rendre à l’évidence. Ce qui ne désarmait pas dans le fond les sceptiques incorruptibles. Mais à présent même les plus récalcitrants commençaient à se taire quand on abordait le cas d’Aurelia. Aurelia aurait été marquée de ce stigmate que certains considéraient comme hautement contagieux. Se mirent à circuler les versions les plus échevelées sur les façons dont ce mal l’aurait atteinte, mais ces commérages eux aussi finirent par retomber comme la poussière avec la pluie tant attendue, ouvrant ainsi la voie — l’horreur du vide dans nos villages est chose digne de considération — à une rumeur incroyable : Aurelia aurait été abandonnée par son fiancé juste quelques semaines avant son mariage et dès que la moindre occasion se présentait, les gens, avec leur tempérament de journalistes, interrogeaient les deux sœurs d’Aurelia mais il semblait hélas qu’elles n’en savaient pas plus long qu’eux. Cette rumeur nouvelle prit bientôt son essor, se suspendit aux balustres des plus hautes terrasses et fit les gros titres du journal oral du village. Mais là encore, quelle était la part de la réalité et celle de la fantaisie ? Certes, Aurelia possédait un trousseau considérable, entièrement, ou presque, cousu de sa main comme il était alors d’usage. Même sans l’avoir vu, personne — tant soit peu de bonne foi — ne pouvait en nier l’existence. Un trousseau qui obéissait aux normes en vigueur à l’époque : deux douzaines au moins de draps de milieu, ourlés et brodés pendant des mois et des années, souvent sans autre compagnie que la lampe à pétrole ; sans compter une infinité d’autres pièces de linge de maison. Mais quelle jeune fille ne courait pas acheter, dès qu’elle avait un peu d’argent tiré de la vente de quelques œufs, poules ou dindons, des mètres et des mètres de tissus à la meilleure boutique du village afin de se livrer à la confection du peut-être illusoire trousseau ?
Aux premiers temps de sa décision singulière, Aurelia ne voulut pas recevoir d’autres visites que celles du docteur Ramirez et comme ses deux sœurs, à qui elle avait refusé toute explication, laissaient paraître une ignorance éplorée, "nous sommes pires que des ouvrières à la journée, Aurelia ne nous dit jamais rien", la rumeur publique se vit dans l’obligation de s’en tenir dramatiquement et pour un temps indéterminé à la version de la femme abandonnée par son fiancé aux portes mêmes de l’église.
Il est vrai que l’ignorance où Aurelia tenait ses sœurs paraissait à certains bien improbable, mauvaise foi des sœurs elles-mêmes. Quoi qu’il en soit, à cette femme au lit, il fallut procurer le nécessaire à sa subsistance, à commencer par le déjeuner du matin : maté sucré avec biscuits, à moins que ce ne fût des oreillettes si la veille avait été jour de pluie.
Aux bals du club "Tiens-moi le bébé" — qui devait son nom à ce que les filles invitées étaient pour la plupart filles mères et demandaient à leur voisine de chaise de garder leur bébé le temps d’une danse — on ne manquait aucune occasion, surtout aux premiers temps de la maladie d’Aurelia, de commenter ce qui la retenait au lit.
– Et avec ces chaleurs, pensez donc ! Déjà qu’on a du mal à supporter le drap quand on est bien portant, à plus forte raison quand on est malade, et par-dessus le marché, matin midi et soir ! Il n’y a pas d’éventail qui tienne en pareilles circonstances !
– Un si bon élément pour nos bals ! Quel dommage !
– Moi je trouve que c’est surtout à la valse qu’elle était imbattable. Personne ne lui venait à la cheville pour ce qui est de la virevolte fleurie.
– Et la fois où elle est montée sur une chaise, là, et où elle nous a chanté : Non, non, jamais je n’oublierai.
– Et la fois où cet étranger si bien habillé est venu l’inviter pour un tango et où les musiciens se sont trompés et ont attaqué une valse ? Et l’étranger qui lui a dit : "Putain de sort, mademoiselle, c’est bien ma veine, ils nous donnent une valse au lieu du tango." Le spectacle que ç’aurait été avec un couple pareil !
– Oui, une cavalière hors classe, tout le monde voulait danser avec elle.
– Et les pas de côté au tango qu’elle faisait aussi bien que sur les photos ?
– Oui mais c’était surtout pour la valse qu’elle était sans rivale, comme on dit. Quand elle s’y mettait, la salle entière commençait à tourner, murs y compris, et soi-même il fallait qu’on s’accroche à la table. Et elle, comme si de rien n’était, toujours fraîche comme une rose.
– Il paraît que ça la repose, de tourner.
– Que ça la reposait…
– Ça finira bien par lui passer cette lubie, ça doit être juste un peu de neurasthénie, la pauvre.
Le temps passait et les racontars, en longeant la maison des sœurs Campodónico, s’évanouissaient dans les airs. Mais ces conversations n’arrivaient pas alors jusqu’à la chambre d’Aurelia, ses sœurs veillaient. La seule chose qui était une nouvelle de source sûre c’était qu’Aurelia peu à peu s’habituait à son lit. Mais si les informations sûres manquaient, au fond quelle importance ? A peine un commérage avait-il expiré à l’usage que d’autres se lançaient à l’assaut d’une possible carrière. Car il y avait aussi les éphémères, les mort-nés, les impossibles, jamais on ne pouvait détecter leur source réelle, ils arrivaient en nuées d’orage pour s’abattre sur le plexus dramatique du village.
Selon un dicton fort respecté de tous, qui se tait une fois risque fort de se taire à jamais. De là la masse d’interprétations sur ce cas exceptionnel, boules de feu lancées à l’aveuglette aux quatre coins de la rose des vents, échafaudages le plus souvent extravagants, incohérents, manquant de cet élémentaire sens commun indispensable à la lente élaboration d’un mythe ; mais peu importait, on trouvait toujours la personne disposée à en supporter la vraisemblance et, en dernier recours, à compenser ses carences par de nouvelles erreurs.
Il faut dire qu’une femme au lit sans être le moins du monde malade est un sujet en or. On devait donc se consacrer à en tirer le maximum de profit. Ainsi quelqu’un alla jusqu’à imaginer qu’Aurelia s’était alitée pour faire parler d’elle dans le feuilleton de quinze heures à Radio Belgrano et qu’à cette fin quelqu’un (un autre quelqu’un, toujours quelqu’un) avait écrit sur sa demande à Néné Cascallar, la scénariste bien connue des feuilletons radio, afin que, se basant sur ce triste sort, elle imaginât un roman qui ferait d’Aurelia, femme dédaignée dans la vie réelle, une célèbre héroïne de radio.
Les gens se saisissaient de son cas comme d’un jouet flambant neuf chargé de mille possibilités. Surtout les hommes mûrs qui se croyaient à l’abri des morsures d’amour. Alors dans les buvettes, entre deux verres et deux parties de cartes, abondaient les inventeurs de nouveaux chapitres, ou encore ceux qui poussaient la porte avec à la bouche la dernière nouvelle sur le cas.
Dans les vers improvisés annonçant les cartes qu’on avait en main, au truco, on citait Aurelia et son lit, objets complices, vaguement érotiques, le tout assaisonné de quelques pincées d’indécence. Les personnes qui trouvaient là motif à rire ou à sourire étaient moins rares qu’on ne croit. Enhardies par la durée inusitée de cette réclusion, elles affirmaient avoir fait la liste des maladies les plus anciennes dont on aurait pu rapprocher ce cas. Car enfin, à cette époque, les plus graves maladies n’avaient jamais dépassé trois mois de lit.
Et du côté des femmes il y avait les ex-rivales d’Aurelia qui pensaient — et déclaraient sans ambages — que ce n’était que simagrées de sa part pour reconquérir à tout prix — ou même conquérir — l’amour d’un homme qu’elle avait perdu à cause de son peu de beauté. Certes, les jeunes filles accortes ne manquaient pas dans le voisinage et si les concours de beauté avaient existé comme aux Etats-Unis, plus d’une, entre seize et dix-huit ans, aurait pu prétendre à un titre.
Pour ce qui est d’Aurelia, il faut bien dire qu’on n’allait jamais pouvoir tirer au clair cette histoire si souvent invoquée, de fiançailles rompues. Tous les amis du fiancé supposé étaient clairs et nets là-dessus : ils invoquaient en sa faveur sa condition de poète, c’est-à-dire d’amoureux des muses, être éminemment célibataire (dans la foulée, ils étendaient cette condition de célibat à toute personne ayant un amour immodéré des livres). Ils pensaient donc impossible qu’il ait jamais pu, poète comme il était, songer à abandonner son amour profond de la solitude, cet état de disponibilité totale que lui, dans son langage si particulier, appelait "la divine jouissance".
Aurelia avait-elle senti qu’elle perdait ses dernières chances d’être une femme mariée et comprit-elle que c’était la seule possibilité qu’elle avait de ne pas devenir un pilier de sacristie comme ses sœurs ?
Demeurer au lit, était-ce une astuce, une manière de chantage ?
Dans leur course obstinée vers la boutique de linge plutôt que vers l’amour, combien de jeunes filles plus avantagées qu’elle n’étaient-elles pas restées en rade ? Comment faire pour que le trousseau préparé avec tant d’illusions pendant tant d’années en vînt à coïncider avec la réalité du mariage ?
Encore une fois, au café-buvette — lieu des hommes par excellence — il ne manquait pas de gens pour dire qu’il y avait des femmes, surtout parmi les "plus tant jeunes" (mais considérons qu’à cette époque on disait d’une femme de plus de vingt ans qu’elle "ne serait pas cuite au premier bouillon") qui prenaient pour argent comptant les deux ou trois galanteries d’usage que leur débitait au bal celui qui les invitait à danser. Elles se considéraient vite de la tête aux pieds comme les élues de l’Amour et ce qui est plus grave, comme l’élue d’un tel ou d’un tel. Mi-badins, mi-sérieux, les hommes affirmaient qu’il y a beaucoup d’affabulation dans les propos d’une femme qui court le risque de rester célibataire. Bien des jeunes filles s’étaient vues dans l’obligation de tomber amoureuses rien que parce qu’elles étaient "filles à marier" mais aucune, il est vrai, n’avait dû recourir à cette extrémité de "prendre le lit" pour mener à bien leur campagne ; le cas d’Aurelia était un cas limite en la matière, si tout ce qu’on disait sur elle était vrai.
En ce temps-là — deux ou trois hivers étaient arrivés et avaient passé leur chemin depuis qu’Aurelia s’était mise au lit —, la chambre de l’Alitée, dans cette deuxième étape de sa "maladie", s’ouvrit peu à peu aux visites, peut-être en contrepartie des conversations des cafés et buvettes, alors inexpugnables parce que hermétiques. La recluse voulait savoir personnellement ce qui se passait dans le monde. Peu à peu sa chambre devint la rédaction d’un second journal oral : nouvelles, supputations, contestations y circulèrent librement et, à coup sûr, en grande quantité, des médisances de rechange.
Etrange. Juste au moment où la chambre d’Aurelia s’ouvrait aux visites, le bruit courut à nouveau dans le village (oh ! juste le temps d’un cycle lunaire) le bruit tant de fois accepté et tant de fois rejeté que sa maladie était contagieuse. Ce qui n’empêcha pas les curieux, qui se comptaient par dizaines et attendaient depuis longtemps l’occasion, de se précipiter dans cette chambre couleur de sable pour — enfin ! — se trouver en présence de l’intéressée et constater de visu les ravages que la mystérieuse maladie avait dû faire sur son visage.
Etrange en effet : à présent que la porte d’Aurelia s’ouvrait, personne ne trouvait plus dangereux de la franchir. On finit par compter par centaines les visites de ces premiers mois, il n’y avait jamais assez de maté pour régaler ceux qui se dérangeaient, les deux sœurs debout, étourdies par tant de visages, étaient ravies au fond, après cette pause conventuelle, de voir qu’avec ces visites passant de pièce en pièce un air de fête cherchait à entrer et à prendre ses quartiers dans la maison. C’était, finalement, comme si tout le village courait se suicider dans cette chambre si éprouvée. On enregistra même, par la suite, le cas de quelques jeunes filles qui gardèrent le lit plus que de raison mais leurs proches les déclarèrent sans exception "grippées", et l’une après l’autre, passé le plus fort de la morsure d’amour, elles finirent par abandonner le lit.

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Publié dans arnaldo calveyra

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